Longtemps la réduction du temps de travail a été considérée comme une contrepartie légitime à la dégradation des conditions de travail, à la montée des pénibilités suscitées par les rythmes accélérés imposés par les organisations modernes. Dans les années 1970 voire même plus tôt, l’entrée de l’économie française dans une période de chômage élevé changeait la perspective. Le thème du partage du travail émergeait. La réduction du temps de travail devenait instrument de lutte contre le chômage, prôné ardemment par les uns, violemment repoussé par les autres. Le débat sur l’efficacité de la réduction du temps de travail pour créer ou préserver des emplois effaçait la question des conditions de travail. Mieux, dans les années 1980, avec les 39 heures, on soulignait que la réduction du temps de travail pouvait s’accompagner d’une accélération des rythmes de travail capable de contribuer au financement des coûts de la réduction du temps de travail. De légitimation de la réduction du temps de travail, l’intensification du travail devenait une contribution à son financement. Alors qu’aujourd’hui les 35 heures sont « détricotées » par une réforme du régime des heures supplémentaires (la norme légale restant 35 heures), il faut reposer la question des conditions de travail. Pourra-t-on tenir sur des horaires plus longs les rythmes accélérés et les conditions de travail exigeantes qui pouvaient être (difficilement) supportés sur des horaires plus courts.

La crise profonde et durable que connaissent aujourd’hui les économies occidentales renforce encore plus l’acuité du problème. Il faut certes rediscuter des politiques de temps de travail qui s’imposent en cette période de crise. Travailler plus est très problématique quand les marchés se contractent. Pour que chacun puisse travailler plus longtemps, encore faut-il que le travail ne manque pas ; sauf à réserver le travailler plus à ceux qui travaillent déjà, soit l’inverse parfait du partage du travail. C’est sans doute le non dit des politiques actuelles. Mais que l’on maintienne une politique d’allongement des temps de travail ou que l’on revienne à un partage du travail, l’exigence de toujours plus de productivité demeure avec ses effets dévastateurs sur les rythmes et les conditions du travail. La concurrence acharnée que vont se livrer les producteurs sur des marchés globalisés, va renforcer encore plus l’exigence de productivité et d’intensification des rythmes de travail : c’est une contrepartie indispensable aux coûts du travail plus élevés que chez bon nombre de concurrents qui ne financent pas une protection sociale équivalente.

Décrivons d’abord les grands choix qui ont été ceux de la société française depuis une bonne trentaine d’années : les principales dimensions et singularités des temps de travail en France, comparés aux temps de travail européens, voire américains ou japonais. On s’interroge ensuite sur la réorientation récente des politiques françaises à l’égard des temps de travail et leurs effets sur les conditions de travail, du partage du travail à l’actuel travailler plus pour gagner plus.

La France a beaucoup réduit sa durée de travail depuis les années 1980 avec les 39 heures d’abord, puis surtout avec les 35 heures à la fin des années 1990. La durée annuelle effectivement travaillée n’est pourtant pas si basse en France : 1457 heures en 2007 pour les seuls salariés, selon l’OCDE. Elle est certes nettement plus basse qu’aux États-Unis, au Royaume Uni ou au Japon (respectivement 1798, 1655 et 1808 heures annuelles) pays réputés pour leurs longs horaires. En Europe, beaucoup d’autres pays, cités en exemple pour leur réussite économique et leurs avancées sociales, ont des durées comparables voire plus basses : Allemagne (1353 heures, et seulement 1339 pour les länder de l’Ouest), Belgique (1461 heures), Danemark (1541 heures en 2006), Pays Bas (1336 heures en 2006).

A-t-on trop réduit la durée du travail ? La France assumerait-elle seule un choix de réduction du temps de travail et se serait-elle écartée de ses partenaires économiques, en particulier européens ? Les opposants à la réduction du temps de travail ne manquent pas de dénoncer un choix isolé, portant atteinte à la position compétitive de l’économie française. Encore faut-il relativiser les choses, ne pas s’intéresser à la seule durée hebdomadaire du temps plein, tenir compte de toutes les autres dimensions des temps de travail.

Le premier choix porte sur le travail à temps partiel. Ce type d’emploi est essentiellement féminin, il s’est accru rapidement depuis 20 ans dans bon nombre de pays industrialisés, et en Europe, surtout dans les pays du Nord. En France, son développement a été plus tardif, et depuis la fin des années 1990, il marque nettement la pause (graphique 1), plus tôt que dans la plupart des grands pays industrialisés. Les niveaux atteints en France restent ainsi relativement faibles.

De surcroît, le développement du temps partiel s’est opéré en France sur la base de durées hebdomadaires du travail relativement plus longues. C’est donc un vrai choix de société : réduire le temps de travail à temps plein, mettre moins l’accent sur le temps partiel (en dépit des efforts déployés par la puissance publique pour le développer) et surtout maintenir pour le temps partiel des durées hebdomadaires relativement longues, approchant la limite des 30 heures (4/5ème de temps soit 4 jours de travail par semaine, mercredi disponible pour les enfants en âge scolaire). Et pourtant, le temps partiel en France paraît bien plus involontaire ou contraint, en particulier par comparaison avec le Nord de l’Europe. Quoi qu’il en soit, les singularités du temps partiel français (un développement relativement faible, des durées hebdomadaires relativement longues) joueraient donc dans le sens de durées moyennes du travail plus élevées que dans les autres pays.

Ce n’est pourtant pas cela qui atténue l’effet des 35 heures. Concernant les seuls temps plein et par comparaison avec l’Allemagne, voire à l’ensemble de l’UE-15, les durées hebdomadaires du travail n’atteignent pas en France des niveaux exceptionnellement faibles (graphique 2).

Des durées hebdomadaires du travail pas si courtes qu’on ne le dit fréquemment, voire même longues pour le temps partiel. En revanche, la France se distingue par une durée de vie active très courte. C’est sans doute la grande singularité française, plus encore que la durée hebdomadaire des temps partiels. C’est en tout cas depuis plusieurs décennies la voie privilégiée par laquelle la société française ajuste l’emploi aux besoins du moment et réduit au bout du compte la contribution productive de sa population. L’entrée des jeunes dans la vie active est non seulement difficile (elle implique un longue période d’insertion caractérisée par une longue séquence d’occupation d’emplois temporaires et de chômage), mais également relativement plus tardive qu’ailleurs. La sortie de la vie active s’opère plus précocement que chez nos voisins européens, même ceux réputés pour leur politique sociale avancée. En dépit des discours sur la nécessité de maintenir au travail les seniors, les taux d’emploi des plus âgés restent très faibles (graphique 3).

L’âge moyen de cessation d’activité est en effet l’un des plus bas en Europe (58,7 ans). L’âge minimum légal du départ en retraite (60 ans) est souvent mis en cause, ainsi que les conditions de cotisation trop favorables à des départs à un âge relativement jeune. Il est pourtant plus exact de mettre en avant l’impact des retraites anticipées. Depuis la seconde moitié des années 70, les entreprises ont largement utilisé ce moyen de réduire leurs effectifs ; de réduire « en douceur » puisque l’accueil des personnels concernés est le plus souvent favorable. Déjà, au début des années 80, lors de l’abaissement de l’âge de la retraite de 65 à 60 ans, près de 60% des classes d’âges concernées étaient déjà en préretraite [Gauvin et Michon, 1989].

Le Royaume Uni offre un cas de figure radicalement opposé. La France combine des durées de travail et de vie active courtes et un accès à l’emploi qui reste difficile. Au Royaume Uni, le choix a été fait d’allonger le temps de travail et la durée de la vie active des personnels bien insérés dans l’emploi. Cela s’accompagne de durées de travail très courtes pour d’autres catégories de main-d’œuvre, au premier rang desquelles les femmes. Les modes de segmentation sont bien différents : courtes durées du travail des femmes, longues durées du travail des hommes au Royaume Uni ; exclusion des jeunes et des plus âgés, courtes durées du travail pour les hommes en emploi et moindres différences entre hommes et femmes en France.

Il existe pourtant une contrepartie à de tels choix. La productivité par tête est relativement basse en France, puisque chacun travaille sur des durées courtes. En revanche la productivité par heure de travail est l’une des plus élevées des pays industrialisés, au sein de l’Europe en particulier.

Une forte productivité horaire est évidemment le résultat de rythmes de travail accélérés. Fayolle [2008] rappelle une autre explication, sans doute plus complémentaire qu’alternative : l’exclusion des personnels censés être les moins productifs : jeunes en difficulté d’insertion, seniors facilement exclus de l’activité par exemple. Mais l’évidence empirique est là. La fréquence des cadences jugées élevées par les salariés, ou celle d’activités soumises à des délais jugés courts, ne cessent de s’accroître partout en Europe à la fin du 20ème siècle. Simultanément d’ailleurs, les salariés semblent perdre de l’autonomie dans leurs rythmes et leurs méthodes de travail [OCDE, 2003].

On sait que la réduction du temps de travail s’accompagne toujours d’une intensification des rythmes de travail. C’est en tout cas ce que l’on a constaté en France après les 39 heures par exemple, dans les premières années 1980. A la fin des années 1990, les lois Aubry, en particulier la loi Aubry 2, ont encouragé une négociation d’entreprise ou de branche portant simultanément sur la durée du travail, les horaires, les conditions de travail et les salaires [Charpentier et alii, 2004 ; Afsa et Biscourp, 2004]. La négociation a contribué à la mise en place de nouveaux rythmes de travail ; sans doute des rythmes plus intenses, mais en tout cas des calendriers et des rythmes plus irréguliers (plus « flexibles » ?), plus changeants d’une semaine à l’autre par exemple, et souvent la suppression des temps de pause. La mise en place des 35 heures a ainsi considérablement favorisé la flexibilité du temps de travail. Mais en France cette flexibilité est plus souvent conçue comme une réponse aux besoins de l’entreprise, un moyen d’améliorer ses réponses aux fluctuations et incertitudes des marchés. Dans d’autres pays, elle est bien plus conçue dans une optique d’aménagement des contraintes de travail dans un sens favorable à la vie familiale.

La réorientation récente des politiques françaises du temps de travail est-elle en mesure de renverser ces choix de société ? Quelques informations permettent d’en évaluer (très provisoirement) les effets, en particulier pour les réformes engagées depuis 2007-2008?

Première réorientation, l’incitation à repousser le départ en retraite. Diverses mesures ont été prises en ce sens : réforme des retraites en 2003, complétée en 2008 par un recul de 65 à 70 ans de l’âge limite à partir duquel un employeur peut mettre en retraite d’office un salarié et par un nouvel allongement de la durée de cotisation exigée pour bénéficier d’une retraite à taux plein ; plusieurs dispositions des lois de financement de la Sécurité sociale depuis 2006. Les taux d’emploi des seniors sont faibles en France, on l’a dit. Les effets de ces mesures restent décevants [Jolivet, 2008]. On observe certes dans les années 2000 – avant la profonde crise actuelle – une stabilisation de ces taux, ou même un faible accroissement, contrastant avec leur déclin de la décennie précédente. Trois phénomènes jouent en ce sens [Minni, 2008] : un changement des structures démographiques, la décroissance du chômage, l’effet des politiques d’encouragement au maintien en activité des seniors. Pour l’instant, le changement de comportement d’activité des seniors ne contribuerait que pour un tiers à cette hausse. Surtout, on imagine facilement que le poids de la crise et l’utilisation des systèmes de préretraite pour réduire plus aisément les effectifs affectera plus que jamais négativement l’emploi des seniors.

Deuxième réorientation, l’encouragement aux heures supplémentaires. Là aussi, il n’y a pas de changement de la norme légale. La loi TEPA de 2007 « en faveur du Travail, de l’Emploi et du Pouvoir d’Achat » crée en particulier une incitation financière aux heures supplémentaires, pour les employeurs comme pour les salariés, sous forme d’exonération fiscale et d’exemption de cotisations sociales. Le nombre d’heures supplémentaires déclarées au titre du dispositif d’exonération des prélèvements sociaux atteignait en 2008 des niveaux surprenants compte tenu de la dureté de la crise économique et financière : 185,6 millions d’heures au 4ème trimestre 2008, soit une progression de 28 % sur un an. Au premier trimestre 2009 toutefois, ce chiffre retombait à 164,7 millions [Sévin, 2009]. La prudence exige ainsi d’envisager l’éventualité d’importants effets d’aubaine. Il convient en outre de tenir compte du coût de ces mesures qui n’ont rien à envier au montant des incitations financières distribuées pour le passage aux 35 heures, pourtant alors fortement contesté : 742 millions d’euros pour le seul 4ème trimestre 2008, 659 pour le 1er trimestre 2009 (Sévin, 2009). Enfin, Barroux [2008] rappelle que, dans une conjoncture aussi déprimée, un accroissement des heures supplémentaires a clairement un effet négatif sur le nombre d’emplois.

On doit enfin s’interroger sur les conséquences de ces politiques en terme de rythmes, d’intensité et de pénibilité du travail. On ne peut qu’imaginer une augmentation de la pénibilité du travail. Des rythmes de travail identiques sur des durées plus longues ne peuvent pas améliorer les conditions du travail. Van Echtelt [2005] montre toutefois que la pénibilité des allongements du temps de travail et des accélérations de rythme n’est pas du tout comparable, selon que ces changements ont été choisis par les salariés ou leur sont imposés. La question d’une nouvelle dégradation des conditions de travail reste donc ouverte, et l’un des points importants du débat tourne ainsi autour de la nature « volontaire » ou «contrainte » de ces heures supplémentaires additionnelles. On connaît l’argument central des critiques émises à l’encontre de cette politique : dans quelle entreprise, les salariés peuvent-ils refuser des heures supplémentaires décidées par la direction ? On imagine la réponse. Mais les données d’observation manquent pour une discussion approfondie de la question. La question d’une nouvelle dégradation des conditions de travail reste donc ouverte.

Les choix faits en matière de durée contribuent à définir les conditions dans lesquelles s’exerce le travail. L’intensification qui en résulte est aussi le produit de changements plus larges dans les modes d’organisation de la production.

Références bibliographiques

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Van Echtelt P. [2005], « Heures supplémentaires et qualité de la vie », La Revue de l’IRES, n° 49, 2005/3, p. 129-144 (numéro spécial « Les longues durées de travail. Enjeux et conséquences ».